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EHPAD : analyse d'une situation complexe


Il y a quelques semaines j’animais une conférence intitulée « Analyse de situations complexes ». Ce n’était pas vraiment une conférence, puisque les participants venaient avec des situations rencontrées sur leur structure afin de prendre un peu de hauteur pour résoudre ces situations. Mon rôle était d’animer cette discussion et de leur donner quelques outils pour mieux comprendre ce qui se joue dans ces situations et comment aboutir à la meilleure résolution possible. 

image d'antoine en conférence

Aujourd’hui, je vous propose de jouer au même jeu, l’interactivité en moins, en partant d’une situation pour comprendre ce qui se joue et comment j’aborde ce genre de sujet.

Avertissement ! 

  1. Je ne vous donnerais pas toujours de solutions parce que mon rôle ne peut être que consultatif, pour une raison très simple : la décision se prendra toujours en fonctions de vos valeurs propres et donc de votre culture d’établissement. 

  2. Tout au long de cet article je vais utiliser le « je » parce que ce que je vous présente n’est que mon approche, ma manière de faire. Vous pouvez en avoir une autre, tout aussi efficace, et vous pouvez aussi ne pas aboutir aux mêmes analyses.

Etude de cas d’une situation complexe en EHPAD avec Mme Moutarde

Mme Moutarde, habitante d’une résidence Autonomie, est persuadée qu’elle se fait cambrioler. Elle déclare que des objets disparaissent bien qu’on finit la plupart du temps par les retrouver ailleurs dans son appartement. 

Comment j’analyse cette situation ?

Mon premier réflexe est de ma demander ce qu’elle veut en nous en parlant. D’ailleurs c’est la question que je me pose tout le temps en toute circonstance « Pourquoi est-ce qu’elle me dit ça ? ». 

La réponse peut paraître évidente : que les cambriolages cessent. 

En fait, pas tant que ça…

Regardez ce qu’il se passe dans MA tête quand j’essaye de comprendre ce qu’il se passe dans SA tête :

  • 1. Elle pense à un cambriolage parce que c’est la seule explication raisonnable qu’elle a trouvée à ces disparitions d’objet. L’autre explication, elle le sait, impliquerait qu’elle perd la boule et ce n’est clairement pas acceptable pour elle. Et confirmer qu’elle est bien victime de cambriolage s’est confirmer qu’elle n’est pas folle ! 

  • 2. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un simple épisode de confusion entre les aménagements / rangements du nouveau logement en résidence autonomie et son précédent domicile. Rien d’inquiétant et surtout pas de quoi crier à la folie ou à la maladie d’Alzheimer.

  • 3. La rhétorique du cambriolage est intéressante, car elle sous-entend une entrée par effraction dans son domicile. Le domicile n’est donc plus un lieu sûr pour elle. Et la raison de sa plainte doit aussi être entendue comme une insécurité. En tout cas à ce stade c’est l’hypothèse que je pose, et que je validerais dès que j’en ai l’occasion.

  • 4. S’il y a cambriolage, il y a cambrioleur. C’est le troisième élément qui attire mon attention : il y a quelqu’un dans son environnement vis-à-vis duquel elle ne peut pas avoir confiance. D’expérience on peut s’attendre à ce qu’elle soupçonne son aide ménagère, mais elle pourrait très bien se méfier de n’importe qui dans l’équipe pouvant avoir accès aux clés des logements. 

 Ainsi, ce n’est pas tant que les cambriolages s’arrêtent qu’elle souhaite, mais : 

  1. Être rassurée quant à son équilibre mental (de notre côté de professionnel, l’hypothèse probable est qu’elle a parfois plus tout à fait les yeux en face des trous et que dans sa mémoire l’environnement du nouveau logement se mélange avec l’environnement du domicile, créant de la confusion). 

  2. Regagner en sécurité en renforçant le système de verrouillage de la porte

  3. Idéalement pouvoir avoir confiance dans l’équipe, mais en attendant elle se contentera d’une meilleure fermeture de son appartement

Ça veut aussi dire que lui expliquer qu’il n’y a pas de cambriolage et que tout cela se passe dans sa tête ne résoudra aucun de ces trois objectifs.

Même si tout porte à croire que c’est la vérité. 

Je vais m’arrêter une seconde là-dessus. Car oui vous avez bien lu : la vérité est qu’il n’y a pas de cambriolage, mais que ça ne sert à rien de lui dire. Ce serait même contre-productif. D’abord parce que sa réaction sera de vous accuser de complicité. Ensuite, puisque vous n’allez pas réussir à la convaincre son sentiment d’insécurité ne fera que croître. Enfin, en accordant de la valeur à sa parole, de la crédibilité, vous mettez toutes les chances de votre côté pour faire accepter vos propositions de solutions.

Certains d’entre vous seront choqués que je ne dise pas la vérité. D’autres ont l’habitude de mentir et de toujours aller dans le sens du résident. Pour ma part je pense surtout à la conséquence qu’une vérité brute sur un sujet qui n’est pas apte à la recevoir. En revanche, Mme Moutarde est peut-être apte à la découvrir, par une expérience par exemple ! Et ça tombe bien parce qu’il est temps de réfléchir aux solutions possibles dans cette situation. 

Les solutions possibles pour répondre à la problématique de Mme Moutarde

Maintenant que nous avons un peu mieux compris Mme Moutarde, identifié son sentiment d’insécurité, posé l’hypothèse à la fois d’un manque de confiance envers une personne de l’équipe et à la fois d’une probable confusion entre l’ancien et le nouveau logement, nous pouvons réfléchir aux solutions possibles. 

J’insiste sur l’importance de bien poser le problème, car je sais d’expérience que les équipes se précipitent sur les solutions ou sur un diagnostic médical !

Le diagnostic médical, une solution facile pour répondre à la situation

D’ailleurs, parlons-en. Car j’ai sur le sujet une posture assez radicale, plutôt éloignée de ce qu’on observe traditionnellement, mais qui me semble avoir une certaine utilité :

On ne fait AUCUNE présupposition médicale ou psychiatrique ! 

Et même si un diagnostic a été posé, dans l’immense majorité des cas il ne nous est d’aucune utilité puisque nous ne pouvons pas agir sur ces dimensions. 

Le problème c’est que les équipes veulent savoir, parce qu’ils en estiment avoir le droit et le besoin. En réalité, d’une part ce n’est pas le cas, ils n’en ont ni le droit ni le besoin, d’autre part ce n’est que pour assouvir leur propre curiosité ! 

Pourquoi est-ce que j’estime qu’il ne faut pas prendre ces informations en compte ni même chercher à savoir. Plusieurs raisons, mais la principale, la raison-clé c’est que dans nos établissements, dans nos services à domicile, nous accompagnons des personnes, pas des malades ! Et si nous tenons à faire de ces établissements des lieux de vie, des chez-soi, etc. Alors la personne doit être considérée pour qui elle est, et non pour sa maladie. Et dès lors que la personne est dite « malade » alors, dans le comportement de l’équipe, c’est comme si la personne avait cessé d’exister pour n’être plus que « malade ». Aussi, puisque nous ne pouvons la plupart du temps ne pas agir sur la maladie, je trouve plus intéressant de continuer à considérer la personne âgée comme une personne plutôt que comme une malade.
Il y a bien sûr des nuances, par exemple si c’est la personne (pas la famille, la personne) qui partage son état. 

Autre point, que j’entends souvent, et dont moi même je fais encore parfois l’erreur : au restaurant, Mme Martin n’est pas diabétique, elle a un régime sans sucre ! Vous allez dire que je chipote et que c’est bien la même chose. Je vous assure que si vous faites l’erreur de vous reprendre alors ça fera une différence. 

Bref ce n’était qu’un aparté, mais je trouve cela important : on ne peut pas prétendre faire de nos établissements des lieux de vie si l’on ne voit en nos résidents que des malades ! 

3 solutions possibles pour répondre à la situation 

Ces solutions resortent assez rapidement :

  • Changer d’intervenant à domicile

  • Mettre un verrou

  • Installer une caméra pour vérifier que personne ne rentre

Si vous avez d’autres idées de solutions, partagez-les en commentaires. (Mais ne mettez pas « l’écoute », parce qu’elle ne veut pas qu’on l’écoute et encore moins qu’un psy l’écoute, donc à l’instant où vous vous mettez en mode écoute elle se mettra en mode silence !).

Changer d’intervenant

C’est le plus facile, le plus rapide et le moins risqué. Et honnêtement ça peut marcher. Si elle se sent plus en confiance elle sera aussi moins alerte quant à ses possessions et plus apte à se souvenir où elle les a rangées. 

Je commencerai par là. Mme Moutarde verra que je prends son sujet au sérieux, et si ça ne change rien, je n’aurais pas perdu grand-chose a essayer. 

Mettre un verrou sur la porte

Ça, c’est intéressant. Parce que ça nous pousse dans nos retranchements : on a beau dire que la personne est chez elle, on n’aime pas trop l’idée qu’elle s’enferme sans qu’on puisse ouvrir la porte. D’ailleurs la plupart des directeurs vont s’y opposer, argumentant que ce n’est pas autorisé de percer la porte ou quelque chose du genre, même s’ils savent que c’est un mensonge… (espérons que ce ne soit pas les mêmes qui s’offusquent que je ne dise pas la vérité !)

Et là on en revient à une question de culture.

Qu’est-ce qui a du sens pour vous ? Quelles valeurs prennent le pas sur les autres ? Est-ce que vous considérez la personne comme un adulte responsable, qui est chez elle et à ce titre peut bien faire ce qu’elle veut ? Ou est-ce que vous considérez que votre devoir est d’assurer sa protection et que vous pouvez intervenir à tout moment chez elle ? 

J’ai bien sûr un avis sur la question, mais là ce n’est pas mon avis qui compte, mais bien le vôtre. Parce que les avantages et inconvénients de cette solution dépendent de vos représentations de départ, de ce que j’appelle dans le dernier podcast, votre vision des choses ! 

Au passage, ici nous sommes en résidence autonomie. Est-ce que se changerait quelque chose si nous étions dans une autre structure ? EHPAD ? RSS ? Habitat partagé ? Et si la personne était à son domicile ? Voilà quelques questions pour vous entrainer à ce genre d’exercices !

Installer une caméra pour vérifier que personne ne rentre

Si on met de côté quelques secondes la complexité opérationnelle de la chose, on peut réfléchir à la question de ce qu’il se passerait si on prouve à Mme Moutarde que personne ne vient la cambrioler ! 

En fait c’est là le seul avantage à cette solution puisque cela ne permet ni de contrer son sentiment d’insécurité, ni de regagner confiance envers l’équipe. Et même si la vidéo, empêche de nouveaux cambriolages ou montre qu’il s’agit d’égarement et non de cambriolage, cela ne répondra pas à sa véritable demande de sécurité. 

Donc la seule raison qui doit nous pousser à envisager cette solution est de vouloir lui faire prendre conscience de son propre état de confusion. Mais est-ce que ça sert à quelque chose ? 

Et là on va retomber dans un conflit de valeurs et votre réponse dépendra de votre culture ! 

Mais cette fois-ci je ne vais pas botter en touche et je vais vous livrer mon analyse, parce qu’on arrive à la fin de cet article et je pense que j’ai assez répété le fait que ce genre de décision vous appartient pour que vous compreniez que mon propos n’est aucunement normatif. 

Faut-il montrer à la personne qu’elle perd la tête ? 

Déjà la confusion dont elle est victime est, à ce niveau là, assez habituelle. Les changements d’environnements mêlés au stress du déménagement et à l’effet de l’âge sur les fonctions cognitives rendent assez normal ce genre d’épisode de confusion. Le problème c’est que cette confusion a pour conséquence un profond sentiment d’insécurité. Et c’est pour cela qu’on prend au sérieux sa demande. 

La question que je me pose à ce moment-là peut donc se réduire à : Si je lui fais comprendre que les cambriolages n’existent que dans sa tête, est-ce que je vais accroître son niveau d’insécurité et son mal être psychique ou au contraire est-ce que je ne vais pas ouvrir une brèche dans sa défense qui me permettra de lui proposer un accompagnement psychologique ? 

Et comme vous vous en doutez, cette question n’a pas de bonnes réponses. On ne peut pas savoir par avance l’effet de notre décision. On peut se dire que probablement elle va plutôt réagir comme ceci, plutôt que comme cela, mais d’une part ce n’est que des probabilités, d’autre part ces probabilités ne sont basées sur pas grand-chose de tangible… 

Face à cette situation, il faut faire ce qui est le plus dur dans nos métiers, faire preuve de courage. Prendre une décision avec une incertitude de résultat et une conséquence importante sur la vie de quelqu’un. 

Parce qu’on ne sait pas quelle décision sera la bonne tant qu’on ne l’a pas prise, et une fois prise on ne peut plus revenir en arrière. 

Et c’est là que vos valeurs et votre culture sont importantes pour donner du sens à vos pratiques, mais je ne vous refais pas tout le tointoin, ça fait dix fois que je vous en parle, vous connaissez la musique ! 

Qu’est ce que je ferais dans cette situation complexe ? 

Si changer d’intervenant et installer un verrou n’ont pas suffis, je lui permettrai de filmer sa porte pour essayer de lui faire comprendre que cette histoire de cambriolage se passe dans sa tête, que c’est le genre de chose qui arrive et qu’avec un peu d’aide elle pourrait aller beaucoup mieux.

Alors oui je le répète le risque est grand qu’elle soit dans le déni et que tout cela renforce son insécurité. Je le sais. Je sais aussi que j’ai dit précédemment que démontrer qu’il n’y a pas de cambriolage ne résoudra aucun de ses trois objectifs personnels. En tout cas pas directement.

Mais je pense que Mme Moutarde est capable de comprendre qu’elle a besoin d’aide si elle a toutes les informations en main, et que cette aide est susceptible de lui apporter la sécurité dont elle a besoin.

Et vous qu’auriez-vous fais ? 

Avez-vous la même analyse que moi de cette situation ?